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Extraits de Manhattan 37

Extrait 1.. Chapitre 5

Harry Buck, arrêté pour délinquance sexuelle, avait une gueule d’ange, des yeux bleus myosotis, qui, Danny l’escomptait, réussiraient peut-être à amadouer le jury, même si jusqu’à présent, Buck qui venait de souffler sa vingtième bougie, avait collectionné les malchances. Ses cheveux étaient blonds comme le blé, soyeux comme ceux d’un enfant. Le visage était encore un peu poupin, mais au contact de la brutalité du milieu carcéral, il commençait à se creuser. Le règlement de compte que lui avait infligé deux hommes du clan mafieux (leur signature était évidente), et qui lui avait valu d’être transféré dans une autre cellule, avait laissé des stigmates sur son physique comme sur son mental. Ils l’avaient tabassé très fort parce que ces gabarits-là, ils détestaient viscéralement les « tantouses » ; une démarche un tantinet efféminée ou une voix plus aiguë ou maniérée que la normale provoquait chez eux des poussées d’envies criminelles. Ce genre de dérouillée musclée était monnaie courante aux Tomb ; les gardiens fermaient les yeux, en échange d’une petite récompense. Total : Buck avait eu plusieurs côtes fêlées, une arcade sourcilière fendue, les deux mains salement amochées dont la droite, brisée.
Ce qui, en plus de son état agité, lui avait valu d’être transféré une semaine à l’hôpital Bellevue. Mais ce « répit » avait été de courte durée. De retour à la case de départ, les nuits blanches passées à redouter d’autres agressions plus violentes encore avaient recommencé.
À la simple vue de Harry, de sa main droite bandée et de sa main gauche recouverte d’ecchymoses, l’inquiétude première de Danny était en train de se confirmer. Il allait devoir trouver « la » solution, s’il ne voulait pas que son client ressorte d’ici, les pieds devant.
— Bonjour Harry, tes mains vont mieux ?
— Bonjour Maître. Ça va pas bien du tout. Ma main droite est morte, la gauche est à peine mieux. J’ai mal partout, bon sang de merde.
Il y avait beaucoup de tension dans le ton de sa voix.
« Il faut que vous m’aidiez, poursuivit-il, je sais pas si je vais pouvoir tenir le coup plus longtemps ! La prochaine fois, ils auront ma peau, dit-il se tortillant sur sa chaise.
— Je fais le maximum, Harry.
Les deux hommes s’assirent de part et d’autre d’une petite table poussée contre un mur tapissé de graffitis gravés dans la pierre : cœurs brisés, bâtonnets barrés pour calculer la durée de sa peine, et rester accroché autant que possible à la vie extérieure dont on soupçonnait à peine l’existence tellement ses bruits étaient lointains, étouffés par l’épaisseur des murailles.
Danny sortit de sa serviette un dossier et l’étala sur la table.
— L’autre fois, je n’ai pu que t’exposer rapidement les charges qui pèsent contre toi. Tu as bien compris que tu étais accusé de délinquance sexuelle. Dans ton cas, cela signifie que tu es inculpé d’homosexualité, de sodomie et pire encore de prostitution. Maintenant, nous allons parler de ton histoire personnelle, familiale, professionnelle. J’ai besoin de cette histoire pour construire ta défense. Alors, écoute-moi attentivement, c’est un exercice qui n’est valable, efficace, que s’il y a entre nous un rapport de confiance, que si tu me dis toute la vérité. Il n’est pas si facile que cela mais il se résume à ceci : ne me raconte pas de salades, ne te raconte pas de salades, et nous aurons 90% de chances de gagner ce procès. En me mentant, en omettant des faits (si anodins te paraissent-ils), c’est à toi que tu fais le plus grand tort. Tu peux tout me dire, crois-moi ! J’en ai entendus de toutes les couleurs et mon rôle n’est pas de te juger, ni ramener une brebis égarée dans le droit chemin ; le sermon est du ressort du prêtre, pas d’un avocat ! Nous devons être soudés tous les deux (il mimait leur union en entrelaçant étroitement ses mains), rester toujours sur la même longueur d’ondes. La moindre fausse note, et c’est toute ma plaidoirie qui se casse la figure. Adios la liberté ! Tu m’as bien saisi ? Je suis ton meilleur atout. Et s’il y a quelque chose que tu ne comprends pas, je suis là pour t’éclairer.
Mais avant toute chose, cet homme qui est venu me supplier de te défendre, Jim Tanner, tu peux le remercier. Sans sa ténacité, je ne serais sans doute pas là pour toi. Je vais être franc, je ne fais pas souvent de l’aide juridictionnelle (mentit-il) les temps sont très durs, là-dessus je n’ai pas besoin de te faire un dessin.
— C’est vrai, Jim est un type formidable ! J’oublierai jamais ce qu’il fait pour moi. Et, je vous remercie de m’aider gratos. C’est vraiment chic de votre part.
— Allons-y maintenant. Parle-moi de toi, avant ton arrivée à New York. Tu es originaire de l’Oklahoma, c’est exact ?
Buck évoqua longuement sa vie d’avant : sa naissance dans un trou perdu, au milieu de nulle part, tout près de Boise City ; le combat journalier des siens – contre une nature implacable ; ces paysages de grandes plaines régulièrement balayées par des tempêtes de poussière. La dernière en date, les journaux l’avaient surnommée le « dimanche noir d’avril 1935. » Et pour être noir, il avait été noir « ce putain de dimanche » : des maisons, des fermes ensevelies en un clin d’œil sous des tonnes de sable ; un ciel noir comme l’enfer, encrassé par des nuages de terre. Des hommes et animaux étouffés par la poussière. Un spectacle lunaire, d’apocalypse.
Sa voix tremblait d’émotion, comme s’il revivait ce cauchemar.
— C’était à vous glacer le sang. J’avais jamais eu aussi peur de ma vie. Mes parents étaient agriculteurs, ils ont tout perdu en un jour. Mon père s’est pendu, ma mère s’est laissée mourir de chagrin. J’étais fils unique, j’ai été sauvé par miracle. Je suis resté un peu chez un oncle, puis j’ai fichu le camp comme des milliers de gens qu’avaient plus rien à bouffer, plus de toit pour dormir, plus de travail. Y avait plus rien à faire dans le coin. Je suis parti jusqu’à Kansas city, où j’ai bossé comme livreur de journaux, mais ça n’a pas duré.
Et puis, il y a deux ans, j’ai débarqué ici. J’espérais trouver plus facilement du boulot en venant à New York. En plus, je savais qu’il y avait beaucoup de gens de chez nous qu’avaient tenté leur chance en Californie et qui, arrivés à la frontière, avaient été refoulés comme des chiens galeux : les « Okies » qu’on les appelait. Mais une fois ici, les choses ne se sont pas tout à fait passées comme prévues. Ici, aussi, il y avait la misère, des chômeurs. J’ai essayé de me dégoter une place à la WPA, dans le bâtiment, mais ces places-là sont chères.
— Alors, qu’est-ce que tu as fait ?
— Un jour, j’ai rencontré un type à la soupe populaire qui m’a donné l’idée d’aller voir du côté de Greenwich village. Il m’a dit comme ça : « Avec ta jolie gueule, tu pourrais poser pour des artistes ». Il a aussi ajouté que ça ne payait pas des masses, surtout en ce moment, que les conditions de travail étaient souvent difficiles car il fallait tenir la pose pendant des heures, dans un atelier chichement chauffé, mais que c’était mieux que rien, et qu’avec un peu de bol, je tomberais sur un artiste qui me laisserait dormir dans un coin de l’atelier.
Je l’ai écouté, j’ai traîné dans les rues de Greenwich jusqu’au jour où j’ai connu Jim Tanner. Mais Jim était fauché. Alors, en échange de mes journées de pose, il m’a offert chez lui un coin où m’abriter, en attendant que je trouve ma piaule.
Buck suspendit brusquement son récit :
« Au fait, Jim pourrait peut-être témoigner en ma faveur, non ?
— Tu vas penser que je me mêle de ce qui me regarde pas, mais c’est dans ton intérêt que je te pose cette question : Jim et toi, vous êtes amants ? Il m’a eu l’air de tenir beaucoup à toi.
Le visage de Buck s’illumina d’un sourire amusé.
— Vous n’y êtes pas du tout. Jim est homosexuel, mais il ne m’a jamais touché. Il avait peur de « m’abîmer », c’était son mot. J’ai toujours trouvé ça ridicule, mais il est comme ça, Jim.
Danny plissa le front et toussa.
— Il va falloir nous débrouiller sans lui. Homosexuel et noir, c’est la pire des combinaisons. Le jury risque de ne pas apprécier. Non, ce qu’il nous faudrait, ce sont des témoins « irréprochables », « sexuellement normaux », sans vouloir te blesser.
Harry hocha la tête négativement.
— Vous ne me blessez pas. Seulement je vois pas trop qui d’autre pourrait m’aider.
Harry reprit ensuite son récit.
« Vous savez, quand je suis arrivé dans cette ville, j’étais sexuellement « réglo ». Je courais les filles, mais après tous ces problèmes, j’avais plus trop le choix.
— On a toujours le choix, réfléchit tout haut Danny.
— Je crois pas. En tout cas, pour moi il n’y avait pas d’autres solutions. J’avais un toit grâce à Jim, mais ça me débectait de vivre à ses crochets et de pas pouvoir l’aider à mon tour. Alors, ouais, il m’est arrivé de me prostituer, mais à l’occasion. Ma première fois s’est passée plutôt bien. Je suis tombé sur un mec un peu âgé, mais avec lui, ça se limitait à de petites cajoleries, une pipe ou deux à la sauvette dans un cinéma, ce genre de choses. Ça m’a encouragé à continuer, et je me suis dit que tant que j’en resterais à des pipes, ça irait ! Au début, je me suis senti tout de même un peu honteux, je viens d’une famille protestante, vous saisissez. Et sincèrement, je n’y trouvais aucun plaisir. Je faisais ça juste parce que j’étais sans une thune.
Danny l’interrogea ensuite sur l’homme avec qui il était avant d’être arrêté.
— « Tu le connaissais ?
— La première fois que je l’ai vu, c’était à la sortie du Irving Place, près d’Union Square, vous savez ? Ce théâtre burlesque où vous êtes sûrs de trouver des homos. Il est venu vers moi, s’est présenté sous le nom de Bobby Gentry. Il était moyennement friqué, père de famille, c’est sûr. On s’est donné rencard dans une chambre à Brooklyn, là où les flics nous sont tombés dessus. Tout cela ne serait pas arrivé si cette femme qui habitait sur le même palier ne nous avait pas dénoncés à la police. Elle semblait du genre à fourrer le nez dans les affaires de tout le monde, j’aurais dû être plus méfiant. Quel con je suis !
— Cette femme t’avait donc déjà vu dans les parages en compagnie d’un autre homme ?
— Possible, je m’étais servi de cette piaule à deux ou trois reprises, pas plus !
— Tu disais que tu faisais ça « à l’occasion », nous nous éloignons de plus en plus de ce cas de figure, à ce qui paraît. Et puis, je te rappelle que vous avez été surpris en flagrant délit de sodomie.
— D’accord, s’écria Harry, mais il n’y a pas eu de violence, c’était un rapport consenti entre adultes, comme vous dites, pas vrai ?
— Cela ne change rien à l’affaire. Consentie ou non, l’homosexualité est au vu de la loi un délit, et donc passible d’une sentence pénale. Tu sais tout de même très bien que la sodomie, la fellation, sont violemment condamnées, sans parler de la prostitution ! Car le type avec qui t’as été appréhendé était un client. Qui t’a payé quinze dollars. L’argent était encore sur la commode de la chambre. Ce qui charge encore ta barque !
Tu dois aussi comprendre qu’aujourd’hui le climat est franchement nauséabond pour des hommes qui comme toi ont des pratiques sexuelles dites contre-nature : en moins d’un an, il y a eu trois meurtres d’enfant et deux viols sur petite fille.
Harry se raidit sur son siège.
— Mais, je n’ai rien à voir avec tout ça. Je n’ai jamais tué ni violé personne, encore moins un enfant.
— Le fait que tu n’aies jamais versé une goutte de sang ne compte pas aux yeux du jury, tu es coupable d’être un « pédéraste », un pervers sexuel nuisible. Tu leur fiches le trouillomètre à zéro, avec ta différence, voilà le problème.
Pour Edgar J. Hoover, le grand chef du FBI, la « guerre contre les criminels sexuels », était en effet devenue la priorité des priorités ; il avait ouvert les hostilités publiquement, dans le New York Herald Tribune du 26 septembre dernier. Son contenu se résumait à peu près à ceci : pas de quartier pour cette horde de « bêtes » sauvages qui d’un bout à l’autre de notre pays « fondent sur les femmes et petites filles ». C’étaient des ennemis sournois, susceptibles de « frapper n’importe où, n’importe quand. » Ils n’étaient pas « le produit de notre société moderne », mais « le résultat incontestable et grave de l’apathie et de l’indifférence avec lesquelles notre société traitent les délinquants hors du commun. » Tous les moyens, quels qu’ils fussent, devaient être mis en œuvre pour neutraliser cette « armée du crime » : y compris la surveillance et délation d’un voisin ou d’un proche aux mœurs et comportements suspicieux. Et qu’importe si la notion de « délinquance hors du commun » incluait : l’homosexualité. Dans ce vent de panique national, les homosexuels étaient tous sans exception perçus comme des violeurs et pédophiles en puissance capables des pires maltraitances sur les enfants.
Et le plus ironique dans tout ça, songeait Danny, c’est que l’homme qui guerroyait contre les homosexuels, ce bon Edgar Hoover, était lui-même soupçonné d’en faire partie ! « À croire qu’il ait déclaré les hostilités contre tous les délinquants sexuels, pour brouiller les pistes, et faire croire au monde entier qu’il ne peut-être de ceux-là puisqu’il les pourchasse. Il use de la bonne vieille tactique de chasse, qui consiste à diriger ses ennemis potentiels vers un leurre. Et, l’on dirait que ça fonctionne ! »
— Bon sang, je ne mens pas, lança Buck, je n’ai jamais touché à un seul cheveu d’un gamin ! S’attaquer à un enfant, c’est dégueulasse !
— Je te crois, Harry, même si en théorie je n’ai nul besoin de le faire pour assurer ta défense. Que tu sois ange ou démon, mon rôle est de te sortir d’ici, de te protéger du mieux possible. Le gros hic, tu vois, c’est : tous ces discours scientifiques qui, dans leur majorité, vous décrivent comme de terribles malades ; ces lois nouvelles qui visent à punir des psychopathes dont les crimes sont motivés par leur sexualité mais qui au final stigmatisent, pire encore, criminalisent l’homosexualité. Tout ce fiel qui grossit de jour en jour, et qui alimente l’hostilité de l’opinion publique. Entre le pédophile qui viole sa victime, le psychopathe aux pulsions sexuelles dangereuses qui tue enfants ou adultes, et les homosexuels qui assouvissent leur désir entre adultes consentants, elle ne fait plus la différence. Pire encore, elle ne veut pas la faire.
Harry semblait perdu au milieu de ce flot de paroles.
— J’ai donc aucune chance de m’en sortir, c’est à ça que vous voulez en venir ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, mais il va falloir jouer le jeu tout en finesse, insister sur les circonstances de ta plongée dans l’homosexualité : la crise, la pauvreté, ce que tu m’as d’ailleurs décrit. Faire de toi une victime de la défaillance du système. Rappeler que tu t’es retrouvé orphelin, très jeune, que tu ne pouvais compter sur personne d’autre que toi pour vivre. L’innocent jeté dans la fosse aux lions, et dans un monde qui a lui-même perdu ses repères. Je vais avoir besoin de tes talents d’acteur mais il ne faudra pas non plus trop en faire. La version « mélodrame » risquerait d’en hérisser quelques-uns ! Voyons, d’après mes infos, tu n’as jamais fait de prison.
— Jamais.
— Un casier vierge, cela jouera tout de même en ta faveur. Et ton nom ne figurait pas encore sur la liste des « délinquants sexuels ou dégénérés connus », c’est aussi un plus.
En effet, sur la recommandation expresse du maire de New York, Fiorello H. LaGuardia, et depuis le meurtre violent de la fillette de 4 ans du mois d’août 1937, la police new-yorkaise dressait la liste de tous les « dégénérés sexuels » ayant eu affaire à la justice pour des crimes sexuels dans les quinze à vingt dernières années. L’objectif était de faciliter les enquêtes de police et de permettre aux agences de maintien de l’ordre de surveiller de près ces individus et d’anticiper la récidive. Chaque quartier avait sa liste ; plus de trois cents noms figuraient déjà sur celle de Brooklyn. Il était aussi question de constituer des fichiers d’empreintes digitales spécifiques à ce type de délit. Bref, la police était sur le sentier de guerre.
« Ma priorité est de te sortir le plus vite possible de cette prison, poursuivit Danny.
À ce moment-là, Harry tendit vers lui ses deux mains, en signe d’appel à l’aide. Son regard s’était brusquement recouvert d’un voile sombre.
« Sois tranquille, poursuivit Danny, ils ne s’attaqueront plus à toi. Je vais faire le nécessaire pour te faire transférer dans un hôpital ou institut psychiatrique. Je pense que, dans le contexte actuel, c’est le moins pire des remèdes.
Buck se raidit sur sa chaise.
— Il n’est pas question que j’aille dans un asile, je suis pas louf !
— Je sais Harry, mais tu dois voir ça comme une solution temporaire, un moyen de sauver ta peau ! Une fois dans un institut, je trouverai le moyen d’abréger ton séjour. De toutes façons, nous n’avons pas trop le choix. La loi qui vient d’être votée veut que les gens comme toi accusés de « délinquance sexuelle », de sodomie en particulier, soient mis en observation pendant une dizaine de jours ; tu seras interrogé par des docteurs, dont un psychiatre qui examinera ton état mental.
Lorsque Buck tenta de s’opposer, Danny leva la main pour l’en décourager.
— Je n’y suis pour rien, Harry, la loi est la loi. Dans ce type d’affaires, le tribunal doit désormais faire appel aux psychiatres pour contrôler et soigner les délinquants sexuels. Tu seras très certainement examiné à l’hôpital de Bellevue, ce qui tombe très bien, si l’on puit dire. Je connais quelqu’un là-bas. On lui demandera un coup de pouce !
Il avait en tête Sara, la femme de Joe, qui y occupait un poste d’infirmière en chef aux urgences. Elle y travaillait depuis assez longtemps pour connaître le personnel soignant et savoir qui et comment approcher celui ou celle qui pourrait améliorer le sort de son client. Il comptait en parler à Joe, lorsqu’ils se verraient au restau.
Soudain, le visage d’Harry s’illumina.
— Et si je trouvais de quoi faire pencher la balance de mon côté ? demanda-t-il d’un air complice.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Je sais des choses, poursuivit-il, en baissant la voix, de peur d’être entendu par le maton, qui faisait sa ronde.
— Je t’écoute.
"

(© Jo Litroy, Manhattan 37, matériau soumis au copyright)


 

Extrait 2 Chapitre 5


"Comme convenu, Marcus l’attendait dans la 137e Rue au bas d’un immeuble, qui à cette heure de la nuit devenait le lieu d’activités illicites de toutes sortes : Drogue, prostitution et tout le bataclan. La façade de l’immeuble voisin, abandonné depuis longtemps, était tapissée d’affiches. Marcus était un jeune Noir d’environ vingt-deux ans, né à Harlem de parents antillais. Il était mince, élancé, l’air décontracté quoi qu’il arrive, comme si la vie glissait sur lui sans jamais le froisser. Et pourtant, il en avait pris des coups de pied au cul ! Danny l’avait sorti d’une affaire de vol et recel, avec une jolie réduction de peine. Un procès qui ne lui avait pas rapporté un kopek ; un autre élan charitable du genre de celui qui l’avait décidé à défendre Buck. Depuis, Marcus, en « signe de reconnaissance », le guidait dans ce monde interlope de Harlem où les faciès blancs étaient plutôt perçus comme des sources d’emmerde. Avec Marcus à ses côtés, les portes des tea-pads s’ouvraient sans trop de difficulté. C’était son « Sésame ouvre toi ! » Devant les autres, il l’appelait « Danny », tout court et, jusqu’à présent le tandem fonctionnait bien. Marcus ne se cachait pas de toucher au passage un petit pourcentage, à titre d’intermédiaire.
— Salut Danny.
— Salut Marcus.
Marcus tirait sur son joint.
— Je passe le premier, dit Marcus, qui s’engouffra dans un couloir tortueux.
Danny lui emboîta le pas, les yeux rivés sur les marches – émoussées par les va-et-vient continus de la clientèle – à la recherche d’un point d’appui pour sa canne. Par endroits, l’enduit des murs se soulevait comme une pelure d’oignon.
Un grand Noir à la carrure à peine moins large qu’un camion-citerne faisait le pied de grue devant une porte sans nom, au-dessus de laquelle une ampoule dénudée crachotait une lumière faiblarde. Marcus s’avança d’un pas souple et tranquille vers l’homme, surnommé Joe Louis, du nom du célèbre boxeur des années 30.
— Salut ! Comment ça va Joe Louis ? demanda Marcus. Je t’amène un bon client, je lui ai dit qu’y avait pas meilleur endroit que le tien pour s’éclater.
— T’as bien fait, negro, la dope ici, c’est que du haut de gamme. Ton pote va pas s’ennuyer, je te le garantis.
Marcus s’effaça pour lui présenter Danny. Le colosse eut un mouvement de recul. Sa grosse paluche qui ébauchait un début de salutation retomba brutalement.
— Bougre d’idiot ! Tu nous fourres un Blanc entre les pattes ! s’écria-t-il. Tu sais qu’on aime pas ça entre nous, c’est putain de risqué, negro. Et si c’était un flic du FBN qui se faisait passer pour un client pour nous infiltrer ?
— C’est un Blanc, ouais, mais tout ce qu’il y a de réglo ! Blanc comme neige, je réponds de lui comme si c’était mon frère albinos, lança-t-il, en riant. Qu’est-ce qu’il te faut de plus, Negro ?
La décontraction de Marcus fit redescendre la tension. « Joe Louis » se fendit d’un large sourire.
— Bon, bon, ça va, Marcus.
Puis s’adressant à Danny.
— Excuse-moi, mec, si je t’ai un peu secoué. On est tous sur le qui-vive, ici. Depuis que ce malade d’Anslinger nous a déclaré la guerre !
— Sois tranquille, je viens juste chercher un peu de bon temps.
— Bon, tu veux quoi comme marchandise, du mezz ? C’est ce qu’on aime le plus ici à Harlem, et t’as pas à casquer de trop ! ou du gungeon ? Là, par contre, on monte d’un cran dans la qualité. Ça vient tout droit de l’Afrique, le continent de nos frères noirs.
— Donne-moi du gungeon, ça sera ma première fois !
— C’est comme avec l’amour, les premières fois sont toujours les plus excitantes. Et avec ça tu vas planer très haut, tu seras le King.
— Combien le « trey » ? s’enquit Danny.
Un « trey », comme on l’appelait dans le milieu, représentait l’équivalent de trois joints.
— Cinq dollars, ça reste un très bon deal, l’albinos.
« Joe Louis » leur ouvrit la porte sans nom. L’ambiance semblait plus rassurante que le préambule. L’entrée peinte de motifs exotiques était meublée d’un unique divan rayé de rouge jaune et noir. Des coussins de la même couleur servaient de dossiers. Il fallait ensuite passer devant une cuisine – où s’élevaient des voix féminines et bruits de vaisselle –, avant de déboucher sur un grand salon baigné dans une lumière bleue. Une odeur d’encens se mêlait à celle de la marihuana. Un juke-box jouait Viper's Drag de Fats Waller. C’était vif, avec des tremolos et plus de notes que d’espace entre les portées. Il se laissa tomber dans un fauteuil confortable.
Une jolie femme noire l’aborda, dans une robe rouge aux motifs africains, moulée au buste, qui flottait comme une légère corolle au-dessus de ses hanches. Elle était légèrement cambrée, comme une danseuse. Ses bras qui entrèrent les premiers dans son champ de vision, lorsqu’elle tira le siège vers elle, étaient couverts de bracelets, eux aussi de style africain.
— Ça te dérange si je partage cette table ? lui demanda-t-elle.
Il sursauta, comme si ses pensées étaient ailleurs, avant de lever les yeux vers l’inconnue. D’une voix confuse, il balbutia :
— Oui… Non… Bien sûr que non… Je vous en prie.
— Je m’appelle Alta.
— Et moi Danny.
Danny détaillait maintenant son visage, sa bouche pulpeuse rouge carmin, son nez délicieusement épaté, ses grands yeux noirs mystérieux couronnés par des sourcils arqués comme de jolis circonflexes, sa chevelure sombre ramassée en un chignon qui descendait bas sur sa nuque cuivrée.
— C’est la première fois que je vois un Blanc traîner par ici. Tu es sûr de ne pas t’être égaré en chemin ?
— Il n’y a pas d’erreur d’aiguillage.
Le sourire aux lèvres, elle pointait du doigt le joint que Danny venait de retirer de ses lèvres, après en avoir inhalé profondément la fumée.
— Je croyais que cette « chose faisait trembler les Blancs ». Mais apparemment tu n’en as pas peur, observa-t-elle sur un ton badin.
Elle reprenait à son compte les paroles d’une chanson populaire de Cab Calloway : Smokin' Reefers , un air à la gloire de la marihuana.
— Comment avoir peur d’une « chose dont tous les rêves sont faits » ? lui rétorqua-t-il, pour lui prouver qu’il connaissait lui aussi ses classiques : cette répartie était aussi extraite de Smokin' Reefers, et le grand Humphrey Bogart l’avait reprise dans Le Faucon Maltais. »

(© Jo Litroy, Manhattan 37, matériau soumis au copyright)

Extrait 3 Chapitre 9

Jeudi 3 décembre 1937
 

"C'est O’Brian qui le premier fut prévenu de la mort de Danny. L’information lui avait été donnée par un vieil ami du Bureau des Narcotiques très bien noté au FBN, un certain Pat O’Reilly, qui connaissait le passé de flic de Danny. O’Brian s’empressa d’avertir Joe ; il y avait de la tension dans sa voix :
— Bon sang Joe ! Je ne sais pas comment te l’annoncer.
— Quoi, qu’y a t-il chef ?
— C’est Danny, Joe. Il est mort. Cette nuit.
Cette réponse aussi brève qu’un code lui avait brusquement échappé.
— Comment ça mort ? C’est impossible, je ne comprends rien à ce que vous me dites.
— Quand mon ami des Narcotiques m’a appris la nouvelle, je ne voulais pas y croire. Je me disais qu’il devait y avoir une erreur, que ça ne pouvait pas être notre Danny, mais non Joe, c’est bien lui.
— Le Bureau des Narcotiques ? Mais quel rapport avec la mort de Danny ?
— Danny a été retrouvé mort dans un tea-pad de Harlem. Il avait ses papiers sur lui, sa carte du barreau, ce qui ne laisse aucun doute sur son identité. Et lorsque le nom de Danny est arrivé jusqu’aux oreilles de cet ami – Pat O’Reilly –, celui-ci m’a tout de suite averti personnellement. Il savait que Danny avait fait partie de la maison.
— Je veux y aller, maintenant. Où se trouve ce tea-pad ?
— Oui bien sûr, Joe, c’est à l’angle de la 124e Rue et de Lenox Avenue, au N° 35. Je voudrais que tu me tiennes au courant. Quoi qu’il se soit passé, c’était un flic formidable.
— Qui s’occupe de l’affaire ?
— O’Reilly m’a dit que l’agent Boyle était en charge du dossier. Vas-y Joe.
Joe fonça à Harlem, pied au plancher.
Il se gara sur Lenox Avenue, à deux pas de l’adresse indiquée par O’Brian. Au grand jour, la première chose qui sautait aux yeux, ou devrait-on dire « crevait les yeux », c’était l’état misérable des habitants et de leurs logements, tantôt en bois, tantôt en pierre. Des façades souvent lépreuses aux fenêtres – pour certaines – colmatées avec des moyens de fortune, des cordes à linges tendues entre deux pâtés de maisons. Des mômes qui piaulaient de l’autre côté des fenêtres. Tout ce coin-là était aussi tristement renommé pour ses divers trafics de drogue et réseaux de prostitution qui, la nuit venue, s’en donnaient à cœur joie. La fin de la prohibition avait sonné le glas des speakeasies mais une autre prohibition était née – celle du cannabis – qui avait entrainé la floraison de près de cinq cents tea-pads dans tout Manhattan. Le métier était lucratif, cinq cents fournisseurs indépendants en vivaient. Ces chiffres étaient ceux du rapport de LaGuardia qui tenait là aussi à faire du chiffre. Ici, la couleur dominante était le noir. Noir ébène, café au lait. Les Blancs eux se pointaient surtout à la tombée de la nuit, des blancs qui venaient s’encanailler en écoutant la musique des Noirs, le jazz, le blues.
Il n’était que 8 h 00 du matin mais, comme Joe le constata amèrement, il y avait déjà des curieux aux abords du tea-pad, et les habituels fouille-merde ; la mort d’un avocat tout court, ça faisait grimper les ventes ! Mais un avocat né dans un milieu aussi huppé que celui de Danny, qui passait l’arme à gauche dans un lieu aussi dégradant et sordide qu’un tea-pad de Harlem, c’était le jackpot garanti pour peu que l’article soit tourné dans le plus beau style journalistique. Joe se mettait à la place de la famille Connelly : ils devaient être dans tous leurs états ; la mort d’un fils encore jeune, qui plus est dans de telles circonstances !
Joe dut jouer des coudes pour accéder à l’appartement où l’on avait retrouvé le corps de Danny.
L’agent du Bureau fédéral des narcotiques de New York, Bernard Boyle, était sur les lieux, accompagné d’un médecin légiste. Tous deux étaient en pleine conversation ; seul le mot « d’overdose » parvint distinctement jusqu’aux oreilles de Joe. Ils se tenaient côte à côte, le dos tourné à la porte d’entrée. Leurs corps ainsi disposés formaient un écran qui empêchait Joe de discerner le visage et le buste de Danny. Seules les jambes dépassaient de ce corps, et c’était sûrement cette vision morcelée, tronquée, de nature morte surréaliste, qui faisait que son esprit se refusait encore à l’identifier comme celui de son ami. Cela, mais aussi l’étrangeté du lieu, son décor exotique et cette odeur d’opium encore prégnante dans toute la pièce. Autant d’éléments auxquels il n’aurait jamais pensé pouvoir associer un jour à l’image de Danny.
Un photographe mitraillait la pièce sous tous ses angles, avec son Leica. L’éclat orageux de son flash tirait brusquement les objets de leur anonymat.
Lorsque Joe s’annonça, l’agent du bureau des narcotiques et le médecin s’écartèrent du mort.
— Ah, Visconti ! O’Reilly m’avait dit que tu passerais, mais tu as fait très vite. Les présentations sont déjà faites en ce qui nous concerne, dit Boyle en s’avançant à la rencontre de Joe. Par contre, je ne crois pas que tu connaisses notre médecin légiste : voici le Dr Steve Roscoe.
Roscoe – la trentaine, les tempes dégarnies – ôta minutieusement ses gants pour serrer la main de Joe, et les deux hommes échangèrent brièvement deux ou trois mots de convenance. Joe leur parlait d’une manière absente, les yeux tournés dans la direction du lit. La dépouille qu’il percevait maintenant entièrement n’était plus une abstraction. C’était celle de Danny, son ex-coéquipier, son ami. Il gisait sur une sorte de lit, la tête renversée dans sa direction, les yeux grands ouverts, les lèvres bleues. Son apparence physique avait changé depuis leur dernière rencontre ; il lui paraissait amaigri, les traits plus émaciés.
Il s’approcha de lui, se pencha au-dessus de son visage, comme pour vérifier une seconde fois la véracité des faits. Il plongea son regard dans le sien. Qu’avaient-ils vu avant de s’éteindre, se demanda-t-il ? En l’espace d’une minute, le souvenir de ce qu’un vieil homme lui avait raconté à propos des yeux des morts lui revint : ils conservaient quelques instants après le décès les images perçues par le disparu dans les dernières minutes de vie. Il chassa cette idée – belle mais absurde – aussi vite qu’elle était venue. Un sentiment de tristesse et de colère s’empara de lui, ça lui nouait la gorge, ça l’oppressait. Et néanmoins, il ne versait pas une larme. S’il n’était plus possible de réfuter la mort de Danny, il lui était impossible d’accepter l’hypothèse d’une overdose, comme Boyle et Roscoe semblaient vouloir le croire.
Il entendit Boyle lui dire, d’une manière mécanique, comme quelqu’un récitant un bréviaire :
— Je suis désolé pour ce qui est arrivé à Connelly. Je sais que vous étiez très amis.
Joe se ressaisit. Ses réflexes de flic reprenaient le dessus, ainsi que sa volonté de trouver une autre explication à la mort de Danny. Il étudia les lieux : À deux pas de lui, au bas du lit, entourée d’un cercle tracé à la craie blanche, une pipe à opium en bambou avec, fixé par un anneau métallique, un fourneau ciselé très grossièrement ; sur la table basse : deux verres et tout l’attirail du fumeur d’opium. Une raie de soleil perçait à travers les rideaux aux dragons cracheurs de flammes. Se penchant vers les verres, il remarqua sur le bord de l’un d’eux des empreintes labiales renforcées par un rouge à lèvres de couleur vive. Une femme était donc avec lui, avant, pendant sa mort ? Qui était-elle ? Il ne lui avait en avait jamais connues d’autres que la belle Gene Nevelson, dont Danny s’était entiché, dès leur première rencontre. À l’époque où Danny faisait équipe avec lui. Mais Joe n’ignorait pas que le couple n’avait pas survécu à l’accident de Danny.

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